Il est de ces pilotes qui font la légende du sport automobile, qui savent enthousiasmer les foules, susciter du plaisir et se faire plaisir, tout en donnant un sens à l’engagement sportif. Bruno Saby, pilote automobile né en 1949, a remporté de nombreuses victoires en rallyes et rallye-raids. Il a pour particularité d’avoir eu une carrière particulièrement longue, de 1967 à 2008, ce qui rétrospectivement lui donne suffisamment de recul pour parler de ce sport, de ce qu’il y a connu, des transformations qu’il a subies, et de l’évolution de l’image de l’automobile. Rangé des voitures ? L’est-on seulement après avoir passé sa vie derrière un volant et sur les pistes ? Entre deux courses, et quelques swings de Golf, j’ai pu rencontrer ce grand champion passionné (un peu) d’automobile et (beaucoup) de compétition.
François Mortier : Bonjour, M. Bruno Saby. Vous êtes un des grands pilotes de l’histoire du sport automobile français, vous avez couru en rallye et le rallye-raid : quelle est votre meilleur souvenir de sport automobile ?
Bruno Saby : Je réponds immédiatement, sans réfléchir, la victoire au Rallye de Monte-Carlo 1988. C’est grâce au rallye de Monte-Carlo que j’ai eu la passion du sport automobile : je suis Grenoblois, et quand j’étais jeune nous étions tous fascinés, comme toute la région, par ce rallye de Monte-Carlo qui traversait toutes nos montagnes. Rapidement, quand j’étais à genoux dans la neige à regarder passer ces voitures, j’ai compris que ma vie serait là-dedans.
F.M. : Comme êtes-vous venu au Rallye ? Quel a été l’élément déclencheur entre le passionné qui assiste aux courses au bord de la route et le passage derrière le volant comme concurrent ?
B.S. : C’est une passion profonde, j’ai compris que ma vie serait là-dedans et j’ai tout mis en œuvre pour réussir mon pari. Mon objectif était de vivre dans le rallye, je ne voyais ma vie que là. J’ai eu beaucoup de mal à convaincre mes parents : dès mes 13 ans je trainais dans les garages pour me rapprocher des automobiles, et quand je leur ai dit que je ne voulais plus aller à l’école mais être pilote automobile, ils pensaient que c’était un caprice, une idée de gamin. Nous étions une famille nombreuse, sept frères et sœurs… Heureusement qu’ils n’étaient pas tous comme moi, sinon nos parents seraient devenus fous ! Aller dire à ses parents ‘je vais vivre du sport automobile‘, c’était inimaginable. Ce n’est qu’ensuite qu’ils ont admis l’idée, ils ont compris que c’était sincère, et ils ont vu que j’étais déterminé. Alors mon père m’a dit : ‘si tu veux faire ça, vas-y, mais ne te loupe pas‘, parce qu’il avait l’air de dire ‘c’est une chance et une seule’. Alors j’ai tout mis œuvre pour réussir.
Dès 18 ans, et 15 jours de permis, j’ai fait mon premier rallye. Tout de suite, j’ai confirmé que j’avais du talent pour faire ça. Mais après, on s’est aperçu que le talent ne suffisait pas, qu’il fallait des moyens. Faire un choix de vie basé sur le sport ce n’est déjà pas facile, mais quand c’est du sport automobile, ça veut dire des moyens, de l’argent, du matériel… Évidemment, au début, personne ne vous aide ! Heureusement, moi j’avais anticipé, j’étais dans le milieu de l’automobile parce que j’étais carrossier, ça me permettait déjà de pouvoir travailler sur mes propres voitures, de les entretenir, mais après c’est dû à ma bande de copains, aux concessionnaires du coin, le dépositaire d’huile, le marchand de pneus pour me faire quelques remises, c’était un combat permanent pour créer un petit budget et faire de la course.
Ça a été laborieux, et c’est pour ça que quand j’ai pu participer au Rallye de Monte-Carlo, c’était déjà un rêve qui se réalisait, mais le jour où je l’ai gagné, ça a été le plus beau moment de ma carrière et même de ma vie, car tout était basé là-dessus. Cette fascination, pour ce rallye de Monte-Carlo, c’était magique ! On partait sur les routes voir la course, le lendemain à l’école on ne parlait que de ça, tout le monde était fasciné, c’était L‘épreuve phare. Pire que le Tour de France vélo, tout le monde rêvait de cette épreuve, de cette discipline.
Bien-sûr, j’ai eu la chance de gagner quelques rallyes célèbres comme le Dakar, comme le Tour de Corse, mon titre mondial en Rallye-Raid, j’ai un palmarès, mais pour moi, le mieux ça reste Monte-Carlo car ce sont tous mes rêves d’enfant qui reviennent.
Je suis fier d’avoir duré 42 ans, en ne servant à rien en plus !
F.M. : Vous avez tenu longtemps en compétition, “tenir” étant peut-être un verbe ingrat, vous avez réussi à durer très longtemps dans ce sport, ce qui est plutôt rare.
B.S. : C’est la chose dont je suis le plus fier : avoir duré 42 ans. J’ai fait 42 saisons de sport automobile. Ça veut dire que je peux en raconter des anecdotes ! J’ai subi du jour au lendemain les changements de réglement, les départs de constructeurs, les retraits de sponsor… Il y a tellement paramètres qui risquent de te faire arrêter ta carrière que moi, je n’ai jamais abandonné. Même quand je me retrouvais à pied, je repartais presque en amateur parce que je savais que c’était ma vie, que ce serait moi qui déciderai le jour où je voudrais arrêter. Bien-sûr je suis fier de mes résultats, mais ce qui reste le plus beau, c’est d’avoir duré 42 ans, en ne servant à rien en plus ! Aujourd’hui, quand tu fais une contre-performance une fois, à la deuxième fois tu es grillé. Moi, j’ai commencé à 18 ans, j’ai arrêté à 60. C’est assez unique : une carrière de travailleur en somme.
F.M. : En 2007, vous décidez d’arrêter votre carrière avec Volkswagen.
B.S. : Eh non ! Avec Volkswagen j’ai eu ce titre [la Coupe du Monde des Rallye-Raids en 2005], mais j’ai quand même continué avec BMW : j’étais au départ du départ du Dakar 2008 qui devait avoir lieu en Afrique mais ça ne s’est pas fait… J’ai continué la saison avec eux, et puis j’ai arrêté en disant ‘c’est moi qui prends la décision‘ : j’étais compétitif et je voulais arrêter en étant toujours compétitif. Un jour, j’ai eu le déclic, je me suis dit :‘voilà, c’est maintenant‘.
F.M. : Que pensez-vous du Dakar aujourd’hui ?
B.S. : J’ai connu l’Amérique du Sud parce qu’on faisait un rallye qui se passait dans les mêmes régions et je trouve que c’est un bon terrain de jeu. J’ai gagné là-bas le rallye de Las Pampas qui reprenait le désert d’Atacama. C’est une belle destination, mais l’âme du Dakar c’était d’aller à Dakar ! Aujourd’hui ce n’est plus qu’un nom, et je crois malheureusement que beaucoup de Français se sont désintéressé de l’épreuve parce qu’elle est en Amérique du Sud. Les Français rêvaient du Dakar parce qu’il se passait en Afrique et arrivait à Dakar.
F.M. : Il y a le décalage horaire aussi…
B.S. : Oui, aussi…
F.M. : Et n’y a-t-il pas quand même plus de passion là-bas, en Amérique du Sud ?
B.S. : L’Afrique a quand même tiré pas mal de bénéfices des épreuves qui traversaient le continent : on parlait de l’Afrique et on en parle aujourd’hui de moins en moins, c’est un continent qui se meurt et se dégrade de plus en plus. Grâce au Dakar, il y avait des émissions qui parlaient de leurs problèmes, des tas d’associations se sont créées, et moi je ne connais pas un pilote du Dakar qui n’a pas été sensibilisé par la misère des populations. J’ai fait des voyages humanitaires pour porter des médicaments, des vêtements, on a fait des récoltes de dons pour l’Afrique, et tout le monde s’impliquait. C’est pour ça que je pense qu’ils ont perdu beaucoup quand le Dakar n’y est plus allé. Il y a des détracteurs du Dakar, mais on ne pourra quand même pas nier que le Dakar a fait du bien à l’Afrique.
F.M. : Projetons-nous dans le passé : vous avez participé à la conception de la Peugeot 405 Turbo 16…
B.S. : C’était d’abord la conception de la 205 de Rallye Raid ! On parlait tout à l’heure des mauvaises surprises dans la carrière d’un pilote, c’en fut une pour moi quand Peugeot décida malheureusement de quitter le Rallye. Ils y ont été obligés lors de la fin du Groupe B, quand Jean-Marie Balestre, Président de la FIA en 1986, déclara que ‘c’est de la folie, ils vont tous se tuer, les Groupe B sur la route, c’est pas normal, on arrête’. Jean Todt vient alors me voir, me dit qu’il ne peut plus continuer en Rallye, et il me propose d’aller en Rallye-Raid. Mais moi, j’ai dit non : tant que je n’avais pas gagné le Monte Carl’ [qu’il gagnera deux ans plus tard, NDLA], je n’irai pas en Rallye-Raid. Ma vie, c’est la route, le Rallye traditionnel, et surtout Monte Carl’. Lancia me proposait alors juste de participer au Monte Carl’, et j’ai préféré prendre le risque de ne faire que cette épreuve avec eux, pour avoir une chance de le gagner, plutôt que de partir avec la sécurité de l’emploi avec Jean Todt qui me proposait de faire le Dakar pendant plusieurs années. J’ai développé la 205 Turbo 16 de route, dans des versions de route avec des puissances de plus en plus folles, et j’ai développé aussi la voiture de Grand Raid avant que Peugeot ne parte dans cette discipline.
F.M. : Aujourd’hui, vous avez un regard de sportif sur le monde du sport automobile. Quel est le sportif que vous admirez, y en a-t-il même seulement un seul ou sont-ils beaucoup à vous faire vibrer, pourquoi pas dans différentes disciplines ?
B.S. : Maintenant je suis passionné de Golf, et j’ai fait la connaissance grâce au Golf de toutes les disciplines parce que tous les sportifs qui arrêtent leur carrière viennent au Golf. J’ai donc la chance de côtoyer des gens d’exception, c’est ce qui fait le charme de ce sport qui les rassemble tous. J’ai donc des tas de noms en tête, mais c’est très intéressant de découvrir les autres sports. On se rend compte à la fin qu’on est tous des privilégiés, et même venant de disciplines tout à fait différentes, qu’on est tous pareil. On était des personnes déterminées, prêtes à tout pour aller au bout de nos objectifs.
Je suis quand même plus passionné de compétition que d’automobile
F.M. : Et dans le sport automobile plus particulièrement ?
B.S. : Dans “mon” milieu du sport auto, on était tous complexés parce que tout les team-managers des grandes écuries allaient chercher tous les Scandinaves pour faire les Championnats du Monde : Ari Vatanen, Timo Salonen, Henri Toivonen… C’était tout le temps les Finlandais, les Suédois, qui étaient prioritaires dans les écuries, parce que pour gagner le Championnat du Monde c’était une priorité de gagner sur la glisse, la terre ou la neige. Et on savait c’était leur spécialité. Nous, on avait un complexe d’infériorité, mais petit à petit, on y est arrivé : Jean Todt me faisait confiance, mais quand le Groupe B a été arrêté je n’ai pas eu la chance de faire un programme complet avec Peugeot, mais c’est ce que Jean Todt m’aurait fait faire parce qu’il avait vu que je devenais de plus en plus compétitif sur la terre.
Maintenant, c’est réparé, avec des garçons comme Loeb ou Ogier. Sébastien Loeb a dominé pendant 10 ans, Ogier va faire pareil, je le connais bien, c’est un garçon qui avec autant de talent, de détermination, d’intelligence, va faire une carrière phénoménale aussi. Les Finlandais qu’il a face à lui, que ce soient Latvala, Hirvonen, tous sont derrière, même chez eux ! Jamais on aurait pensé qu’un Français irait humilier chez eux les Finlandais, c’est pour ça qu’ils me fascinent ces garçons. On a cette chance en France, et j’espère que la presse va continuer à parler des rallymen : on a commencé grâce à Loeb mais on va continuer avec Ogier parce que ce sont des pilotes d’exception. Dominer le Rallye comme ils le font, je dis qu’ils devraient faire la Une des journaux !
F.M. : En cela, que Sébastien Loeb ait été plusieurs années élu “Sportif préféré des Français”, c’est plutôt bon signe, non ?
B.S. : Surtout quand on voit la couverture médiatique du Rallye en France, qui est nulle… Ce qui me révolte, c’est qu’on annonce en boucle, sur les radios ou tous les quarts d’heure sur les chaînes télés d’information, que les Français se sont fait battre en Huitième de Finale dans un match de Tennis à l’autre bout du Monde, pendant que t’as Loeb qui gagne le Monte Carl’ sur Citroën ! On va t’annoncer les matches qui sont perdus, mais quand tu as un Français qui domine dans une discipline, on n’en parle pas ! C’est agaçant…
F.M. : D’anciens pilotes, comme Bernard Darniche sur France Bleu, ou Philippe Streiff comme conseiller au Ministère des Transports, s’impliquent chacun à leur façon pour parler de la sécurité routière. Pensez-vous que vous pourriez y contribuer également ?
B.S. : Quand on s’investit, malheureusement ça aboutit rarement. On ne fait que critiquer, c’est pour ça que j’ai du mal à m’investir. Je veux bien m’investir bénévolement, aider les jeunes par mes conseils, je fais des ouvertures de Rallyes, mais avoir un rôle précis dans une Fédération, ou dans une Commission, où on ne va faire que critiquer, ça n’aboutira pas. Je préfère bien davantage, à chaque fois que je peux, être sur les épreuves de championnat du Monde, pour voir l’évolution de la compétition.
L’automobile fait vivre plus de monde qu’elle n’en tue
F.M. : Que pensez-vous du sport automobile aujourd’hui ?
B.S. : Le sport automobile est utile : contrairement à ce que les gens pensent, ce n’est pas ce qui pousse les jeunes à faire les idiots sur la route, je crois qu’ils savent faire la différence entre la course et la route, et malheureusement, on a l’impression que les médias et les pouvoirs publics ne veulent pas qu’on parle de sport automobile pour ne pas tuer ni polluer. Les médias n’osent pas parler de sport automobile parce que les pouvoirs publics ne veulent surtout pas contrarier les écolos qui disent en permanence que l’automobile est presque à supprimer. Pourtant, je ne crois pas dire de bêtise en disant qu’en France, une personne sur dix vit de l’automobile. Je suis désolé de voir qu’on tire sur l’automobile, alors que l’automobile fait vivre du monde. Il ne faut pas baisser les bras, le dire à chaque fois qu’on en a l’occasion, le répéter : l’automobile fait vivre plus de monde qu’elle n’en tue.
On veut supprimer des rallyes parce que certains écolos disent que ça pollue : mais alors on interdit tout, les matches football, les courses cyclistes, tous les rendez-vous où le public vient avec sa voiture voir le spectacle et abime la nature ! C’est ridicule : on critique la pollution du Dakar, mais on sait pertinemment qu’un 747 qui survole l’Afrique pollue bien plus que toute la caravane d’un Rallye-Raid…
F.M. : Avez-vous une voiture favorite dans votre cœur ?
B.S. : Oui, la Lancia Delta du Monte Carlo 88… Mais pour en avoir discuté avec d’autres pilotes, qui sont bien d’accord avec moi, et qui ont eu la chance de piloter les Groupe B, on pense que ça a été la période la plus folle du sport automobile. Et parmi ces voitures, quand on me demande quelle est la voiture qui m’a le plus fasciné en 42 saisons de course, je réponds que c’est la Peugeot 205 Turbo 16. J’ai conduit aussi la Lancia Delta S4, plus en Rally-Cross qu’en Rallye, mais les Groupe B ont été la période qui a le plus fasciné le grand public. Même les jeunes qui s’intéressent peu au sport automobile savent ce qu’est une Groupe B, ces monstres de la route de plus de 500 chevaux pour 900 kilos, avec tous les supporters sur les côtés…
J’ai gardé quelques autos de collection, celles qui m’ont le plus marqué : une Berlinette Alpine, la R5 Turbo, la Lancia Delta avec laquelle j’ai gagné le Monte Carl’… Quelques voitures qui ont marqué mon époque, ma carrière. Je suis quand même plus passionné de compétition que d’automobile : l’automobile a été plus une façon pour moi de m’exprimer, ça va avec, mais c’est la compétition qui reste mon réel moteur. Les voitures de sport sur route sont trop difficiles à exploiter, là est tout le problème. On l’impression d’être hors-la-loi dès qu’on a une voiture qui sort de l’ordinaire : c’est dommage ! On décourage les gens de rêver d’automobile.
F.M. : Merci beaucoup, Bruno Saby, de m’avoir accordé cet entretien, et bonne route.
Photographies et entretien réalisés par François Mortier Photographies des Lancia Delta et Volkswagen Race-Touraeg : Google Images
Vous pouvez retrouver l’autobiographie de Bruno Saby, 40 ans de bonne conduite, aux éditions Glénat.