Du concept à la production revient pour l’histoire de l’Opel Junior.
Un escalier de fer, un couloir étroit et obscur. Au fond de ce couloir une porte entrouverte, d’où nous parviennent les accords d’une musique qui en ce lieu parait irréelle :
….
Holiday… Let’s celebrate
If we took a holiday
Took some time to celebrate
…
– Palsambleu !! Igor, vite mon arbalète ! Le Professeur a cette fois perdu toute sa raison ! On ne peut pas le laisser se dandiner comme ça en vêtements fluos en écoutant cette… cette musique ! Bien que cela m’en coûte, nous allons devoir l’achever, il souffre trop
– Aaaarh, jeune freluquet, vous voici enfin ! Et cessez de me regarder ainsi ! Je me mets dans l’ambiance des années 80, voilà tout !
Je reste pantois et médusé… Je n’aurais jamais imaginé voir un jour le Professeur avec un brushing aussi chatoyant et un bandeau en éponge
– Si ça vous dérange tant que ça, j’enlève cette perruque. Nous pourrons comme ça commencer l’exposé du jour sur un petit prototype des années 80 qui a mis bien longtemps à aboutir en production et a révélé un designer très critiqué
– Bigre, tout ça pour une petite voiture ?
– Taisez-vous, ou je remets ma perruque !
1983, souvenez-vous (ceux qui peuvent) : Mitterand au pouvoir, les débuts du hip hop, premier album de Madonna (nous y voilà), et d’un point de vue automobile l’arrivée de la Peugeot 205. Du côté de chez Swann Opel, c’est la fête avec l’arrivée de la petit Corsa, première du nom (modèle A), et surtout première “petite” de la marque. Les modèles du coeur de gamme s’appelaient alors Kadett et Ascona, et la fameuse Calibra n’existait pas encore. Pas une vilaine voiture pour l’époque cette Corsa. Ses petite ailes renflées lui donnaient un air sportif, ses motorisations étaient assez intéressantes, et elle eut même droit à une tumultueuse version GSi pourvue d’un moteur de 100 ch (pour un poids de 800 kg, excusez du peu). Oui mais voilà, Opel profita du Salon de Francfort de 1983 pour dévoiler une mignonne petite boule jaune : Pacman. Ah non : la Junior. D’un gabarit plus contenu que la Corsa (3,40 m contre 3,60 m) elle démoda instantanément cette dernière en proposant des lignes jeunes et modernes, un coloris rieur et joyeux et un intérieur… heu, comment dire… inventif… voilà, inventif, c’est bien. Mais on en reparle plus bas.
Succès incontestable au salon, ce concept avait un bel avenir devant lui et même une légitimité dans la gamme Opel en couvrant la gamme des petites citadines avec une proposition moderne. Fiat écoulait encore des 126 fabriquées en Pologne communiste à l’époque, c’est pour vous dire si ça aurait été une révolution ma bonne dame ! Le dessin lisse, au Cx record pour l’époque de 0,31 est l’oeuvre de Hideo Kodama. Ce sujet japonais avait intégré le groupe General Motors dans les années 60, avec la responsabilité spécifique du design des petites voitures. Si la Corsa A était un peu brouillonne comparée à la 205, la Junior peut être considérée comme son chef d’oeuvre.
L’aérodynamique soignée est faite d’une multitude de détails plutôt insolites sur les petites voitures de l’époque : calandre profilée, enjoliveurs lisses, essuie-glace caréné, etc…. La motorisation était assurée par un petit 1,2 l de 55 ch en position transversale, puissance suffisante pour une citadine. La caisse bicolore marquée par une partie basse en plastique gris intégrant les protections latérales est d’une grande pureté et simplicité, très “zen”. Surtout, la Junior a inauguré, bien avant l’heure, la personnalisation à outrance que l’on vit aujourd’hui sur les petits modèles premium : le toit pouvait au choix être opaque, composé d’un panneau de verre ou d’un toit ouvrant en toile. Quant à l’intérieur… aah, l’intérieur…
– Mais, professeur, vous m’aviez parlé d’un designer très critiqué et pour autant que je sache M. Kodama a plutôt été consensuel ?
– Hé bien oui, petit impertinent ! L’histoire n’est pas terminée et nous allons ouvrir la portière de la Junior pour aller plus loin. Tenez, reprenez donc un verre de Banga pendant que je continue
Décidément, je crois que je regrette mon verre de single malt, vivement que cette période années 80 lui passe.
L’intérieur donc… Bon, de toute évidence, des substances psychotropes existaient dans les années 80. Car comment expliquer sinon les idées à foison que l’on y découvre :
- les housses des sièges sont amovibles et convertibles en sacs de couchage ou tapis de sol
- le tableau n’est qu’un empilement de petits cubes, modulables et arrangeables à l’envi selon les finances et le goût du propriétaire. Imaginons que vous n’ayez pas les moyens d’avoir la montre de bord ou le compte-tours : ce n’est pas très grave, vous pourrez toujours vous les faire offrir plus tard et réagencer le tout à votre convenance. Seuls les aérateurs, les blocs tachymètre, ventilation, phares et les combiné jauge à essence / indicateurs divers auraient été de série. L’autoradio ou les hauts parleurs auraient été modulables aussi : vous commencez avec une simple radio Blaupunkt, passez par l’étape K7 Autoreverse Aiwa avant d’arriver au summum : le lecteur CD Audio Philips !
- les aérateurs eux-mêmes sont montés sur des gros tuyaux et sont orientables sur une trèèèès large amplitude
- les bacs de rangement dans les portières sont amovibles et deviennent des sacs shopping
- là où c’est encore plus fort, c’est que les modules pouvaient très bien être extraits de la voiture pour fonctionner en autonomie. Branchez ensemble l’autoradio à cassette auto-reverse et deux hauts parleurs et hop, un superbe Ghetto Blaster pour écouter Let’s Dance de David Bowie. L’horloge se détache également pour devenir un réveil et comporte même un rasoir électrique (pour nous, les hommes…) !
- le hayon arrière lui, se plie en deux pour pouvoir s’ouvrir dans les espaces exigüs
Bref, c’est complètement foutraque et créatif, le tout dans des coloris doux : gris clair, jaune et un peu de bleu électrique pour pimenter le tout. Mais qui donc est responsable de tout ça ? Tout simplement Chris Bangle. Oui, le fameux Chris Bangle qui officiera quelques années plus tard chez BMW, où ses idées et son “flame surfacing” ne lui feront pas que des amis, loin de là, et je ne parle même pas de son passage chez Fiat où il signa la Coupé. Petit apparté : si le design des BMW de l’ère Bangle (série 7 et série 5, Z3 M, Z4,…) a été très décrié à l’époque, je trouve qu’il vieillit extrêmement bien et que ces voitures ont énormément de caractère. A mon avis, des futurs classiques en collection !
Alors alors, qu’a fait Opel de tout ça, mmmh ? Le doute a plané longtemps sur une mise en production. Les prospectus papiers distribués au Salon ressemblaient à ceux d’un version de série, fiche technique et mesures de performances à l’appui, on annonçait même l’étude d’une version 4 roues motrices ! Et puis au final… bah non, on la fait pas. Mais tout n’est pas tombé à l’eau. Hideo Kadama a réutilisé le style général de la Junior pour la Corsa B, sortie en 1993. Ah oui, 10 ans quand même pour en arriver à une sortie en production c’est pas mal. Bon, l’essentiel des idées extérieures de la Junior sont là : profil ovoïde, petite bouille ronde sympa, aérodynamique soignée. L’intérieur par contre est bien tristoune : c’est noir, gris, germanique, sérieux. Finies les 80’s débridées.
Et donc, toutes ces belles inventions de Chris Bangle ont été jetées à la poubelle ? Pas tout à fait, car on pourra retrouver une légère inspiration de l’instumentation modulable chez Smart pour sa première Fortwo en 1998, qui proposa en option compte-tours et horloge à brancher sur la planche de bord. De même, la Twingo 2 a un compte-tour optionnel qui fait vraiment pièce ajoutée, sans parler des Fiat/Abarth 500 et de leur indicateur de pression du turbo déporté sur la gauche de planche de bord (et quasiment illisible quand on conduit, avouons le). Quant à pouvoir emmener le tout chez soi et se raser avec en écoutant “Every Breath You Take”, je crois que ça va pas être possible…
Enfin, en 2013 arrive la première petite citadine d’Opel : l’Adam. 30 ans après la Junior, le style de l’Adam reste très proche de ce concept emblématique. Mais au lieu d’une voiture fraîche, pimpante et polyvalente destinée aux jeunes ayant des revenus modeste, l’Adam se veut une petite premium au dessin un peu baroque. Autres temps, autres moeurs… Il reste au moins la personnalisation, mais Mini, Fiat et DS avaient déjà largement défriché ce terrain d’un point de vue commercial.
Le silence est pesant dans la pièce. En dehors du professeur qui boit son Banga frelaté à la paille en émettant un bruit de succion très désagréable…. Schluuuurpp….. Je sors finalement de ma torpeur :
– Mais, mais qu’est donc devenu Chris Bangle après BMW ? Un homme aussi créatif a sûrement dû…
– Non, non, sa carrière dans l’automobile s’est arrêtée là et, écoeuré, il a décidé de créer son studio pour se consacrer à “autre chose”. Heureusement, il reste de nombreux prototypes, mais ce sera peut être une autre histoire. Maintenant, fichez le camp, jeune freluquet, c’est l’heure de mon cours d’aérobic !
Pendant que je regarde le professeur se déhancher au son de la musique disco dans son justaucorps vert fluo, mes doigts frémissent sur la gâchette de mon arbalète. Je rends finalement l’objet au brave Igor et lui ordonne de préparer les chevaux pour notre départ. J’ai encore à apprendre de ce vieux fou. Une prochaine fois peut-être…
Crédits photos : Opel, carstyling.ru