L’orage gronde dans la nuit noire quand soudain un éclair zèbre le paysage lugubre. J’aperçois enfin ma destination après ce long voyage. Le manoir est peu engageant, surtout sous cette pluie battante, mais je ne peux plus reculer maintenant : le lecteur de blogautomobile doit savoir. Le fiacre s’arrête devant la volée d’escaliers détrempés où je manque me rompre le coup à plusieurs reprises. Ce brave Igor s’occupe des chevaux tandis que je pénètre enfin dans le domaine de mon hôte. Ce dernier m’attend dans la bibliothèque. Un feu de cheminée diffuse une douce chaleur et illumine les tomes dépositaires du savoir du maître des lieux. Un verre de Lagavulin bien tassé m’attend sur un guéridon : voilà qui est engageant mais je reste sur mes gardes. Le professeur tourne vers moi ses yeux fous. Aïe, il est dans ses mauvais jours. Courage, il faut en finir :
– Alors, cher professeur, quelle est donc cette ignominie dont vous m’entretîntes dans vos missives ?
– La clé… jeune homme, la clé…. *voix rauque*
– Plaît-il ?
– La clé du design des années 60 et 70, voilà ce dont je veux vous parler ce soir. Comment une simple étude de style a pu donner naissance à une GT italienne et à une familiale française ! C’est une aberration de la nature ! Elle doit être combattue de toutes nos forces ! C’est *kof* *kof* insouten…
– Mais oui, mais oui, calmez-vous professeur. Vous avez pris vos gouttes ce soir ? De quoi me parlez vous ? Ce que vous dites n’a pas de sens !
– Pininfarina, ce diable, a créé l’inconcevable ! Mais il est trop tard à présent, le mal est fait. Depuis bien trop longtemps. Prenez place et ce whisky, vous en aurez besoin jeune homme, pendant que je vous narre cette terrible histoire avant que tout cela ne retombe dans l’oubli
Austin Powers
L’année : 1964. L’endroit : la Grande Bretagne (Great Britain : 2 points). Les constructeurs anglais sont à leur apogée. La lente agonie à venir n’est pas encore à l’ordre du jour mais le travail de sape a déjà bien commencé. La British Motor Corporation (BMC) est née en 1952, absorbant Austin, Wolseley, Riley, MG et tant d’autres dans un salmigondis infect dont personne ne sortira vivant. Austin est la marque dite « populaire » du groupe.
En 1964, donc, sort l’Austin 1800. Superbe, non… ? Bon, il faut avouer, ce n’est pas très folichon et en dehors de l’Angleterre ça ne s’est pas vendu beaucoup (heureusement que l’Angleterre est une île !). Mais cette carrosserie a été dessinée en grande partie par un grand nom : Pininfarina. On peut deviner la patte du maître sur le ¾ arrière, plus recherché que l’avant. Pininfarina n’aurait pas eu les coudées franches pour réaliser ce qu’il souhaitait et décida au final de rompre ses relations commerciales avec Austin et BMC, mettant fin à une collaboration de 10 ans pour aller bouder dans son coin. Oh, n’ayez crainte, Pininfarina est resté bien occupé, travaillant notamment pour Peugeot ou quelques obscures officines de voitures de sport italiennes, mais la rupture avec Austin avait du mal à passer. C’est là qu’intervient un jeune designer du nom de Leonardo Fioravanti, fraîchement recruté par Pininfarina. Le jeune homme se mit au travail rapidement et sur la base technique d’une banale Austin 1800 créa une petite révolution.
Aerodynamic
– Regardez moi ça, non mais regardez moi ça !!! *kof kof* Ça ne vous dit rien hein ?? Ah mais c’est proprement scandaleux non ?
J’avoue in peto que les documents jaunis que me tend le professeur sont troublants. C’est une Citroën CX, certes, mais pas tout à fait non plus. Je me ressers un verre, histoire d’y voir plus clair (grave erreur….).
– Elle est bizarre votre CX, professeur, mais le jaune lui va bien je trouve. Le kit carrosserie m’est cependant inconnu, c’est allemand ?
– AAaaahh ! ‘Bécile ! Mes pilules rouges, vite !!
Fioravanti, donc, travailla sur une plate-forme d’Austin 1800 essentiellement par ce qu’il faut bien appeler de la fierté latine. « Ces cuistres d’anglais nous ont évincés, nous allons leur montrer de quoi nous sommes capables ! ». Un des maîtres à penser de Leonardo était le Dr. Wunibald Kamm, un des pionniers des recherches en aérodynamique dès les années 30 en Allemagne. Il créa notamment un des premiers tunnels de soufflerie et conçut en 1938 une BMW 328 spéciale, la « Kamm Coupé », dont le Cx record était de 0,25. Après-guerre, il fit partie du programme Paperclip et put continuer ses travaux aux Etats-Unis.
Kamm, lors de ses recherches sur l’efficience aérodynamique avait constaté qu’un profil en pente douce interrompu brutalement aboutissait à d’excellents résultats en termes de traînée. L’une des premières applications pratique de ses recherches fut la spectaculaire Ferrari 250 GT SWB Drogo « Breadvan ». Regardez bien le profil : le capot est conforme à ce qui se faisait à l’époque, mais l’habitacle s’étire en une longue pente très douce avant de s’interrompre brutalement par un trait non pas vertical, mais carrément incliné vers l’avant ! La genèse de cette Breadvan est à mettre à l’actif de l’ingénieur Giotto Bizarrini et du carrossier Drogo, sur commande spéciale du Comte Volpi. Son histoire complète est trop longue à développer ici, mais sachez juste que l’idée principale était une forte rivalité avec Enzo Ferrari, qui licencia Bizarrini avant de refuser de livrer à Volpi les 250 GTO qu’il avait commandées. Sur piste, la Breadvan était globalement supérieure aux Ferrari 250 GTO grâce à sa meilleure aérodynamique. Sa fiabilité mécanique hasardeuse l’empêcha hélas d’avoir un palmarès très étoffé. Une autre application des recherches de Kamm fut l’Alfa Romeo Giulia TZ. Encore une fois, pente douce et fin abrupte. Même aujourd’hui, l’influence de Kamm est encore présente avec les Audi A2 ou Honda CRX par exemple.
Comme souvent, application des progrès technologiques sur des voitures de petites séries ou de compétition, mais quid de la voiture de M. Toulemonde ? On y vient, grâce à Fioravanti et à ce prototype sur base du vilain petit canard BMC 1800. La Berlina Aerodinamica fut présentée au salon de Turin 1967. Elle fut réalisée dans le temps record de 3 mois, avec en tête une production en grande série. Bien que le prototype fut plus lourd qu’une 1800 de série d’environ 200kg, ses performances étaient supérieures, grâce à son aérodynamique bien plus performante (Cx de 0,35 contre 0,45). Une version de série aurait sans doute pu avoir un poids plus contenu et des performances encore meilleures.
Plusieurs éléments à remarquer : la ligne en pente douce qui se termine abruptement (ça je pense que vous avez compris maintenant). Une custode ajourée en aluminium brossé. Les phares sont placés sous un carénage transparent en plexiglas (ceci est une révolution !). Pas de grille de radiateur apparente et des flancs de caisse délicatement incurvés. L’ouverture du coffre reste un mystère : je n’ai pu trouver aucun document montrant un hayon ni même une malle arrière ouverte. Pour vous rendre compte du travail effectué par Fioravanti, comparez avec la BMC 1800 de série et avec la concurrence de l’époque. Si la Renault 16 propose déjà un hayon (lire l’article de Guillaume ici), le reste est bien conventionnel. Le concept est indéniablement moderne et révolutionnaire. A votre avis, que fit BMC en voyant ce prototype ? Hé oui, comme d’habitude, la voiture fut regardée avec condescendance, voire avec dédain : « ceci n’est pas pour nous, bien trop avant gardiste ». BMC ne loupait jamais une occasion de laisser passer une bonne occasion.
Ayant essuyé un premier refus de la part de BMC, Pininfarina revient à la charge en 1968 avec la BLMC 1100. Ah mais c’est que la fierté latine ce n’est pas un vain mot ! Cette fois-ci c’est Paolo Martin, nouveau directeur du design de Pininfarina, qui est au crayon avec Leonardo Fioravanti. Ils déclinent le dessin de la 1800 sur un châssis plus court pour démontrer le bien-fondé de la solution et son industrialisation possible. Pas d’évolution stylistique majeure : le profil est le même, en plus ramassé, les phares sont toujours sous cloche et oh miracle, nous avons définitivement un hayon. Et BMC dans tout ça ? Engluée dans une fusion avec British Leyland qui aboutira finalement à sa perte, elle préféra ne pas donner suite à ce prototype trop avant gardiste et trop « risqué.
Fin de l’histoire ? Oh que non, très loin de là. La Berlina Aerodinamica eut une descendance très prolifique. Elle représente une pièce majeure du design de l’époque dont s’inspirèrent beaucoup de designers, plus ou moins ouvertement.
Produits dérivés
– Très bien, professeur, ce n’est pas une CX, mais vous avouerez quand même que…
– Ah oui bien sûr ! Elle y ressemble mais ce n’est pas ça non plus. D’ailleurs, personne chez Citroën n’a jamais admis l’inspiration, le mystère reste entier
– Mais vous me parliez aussi d’une GT italienne. Là, j’avoue, je ne vois pas trop
– Raaah, mais laissez-moi donc parler et vous allez comprendre !
Parmi toutes les déclinaisons de ce dessin, commençons par les plus controversées : les Citroën GS, CX et SM. Oui, les dessins sont extrêmement proches. Il y a un air de ressemblance frappant, même pour un néophyte. Oui, la Pininfarina 1800 est sortie en 1967 et la CX en 1974, sept ans plus tard. Mais les premières réalisations par Robert Opron d’un éventuel restylage de la DS en 1967 font déjà apparaître des formes similaires pour la partie arrière. La GS et la SM sont sorties quant à elles en 1970, juste deux ans après la petite 1100. Un peu court pour en faire une copie quand on connaît les délais d’industrialisation d’un nouveau modèle. Opron et Citroën se sont toujours défendus d’avoir copié la Berlina Aerodinamica, mais une petite inspiration n’est sans doute pas à écarter. Pininfarina a également précisé qu’il n’y a eu aucun contact entre les deux firmes. Je ne vais pas trancher sur ce sujet délicat, prompt à fâcher les citroënistes pratiquants et je vais vous laisser juger par vous-mêmes.
Chronologiquement, le premier « dérivé » fut cependant une réalisation de Pininfarina et Fioravanti pour Ferrari : la 365 GTB « Daytona ».
– Pardon ?? Mais vous avez complètement perdu la tête professeur ? C’est ÇA votre GT italienne ? Mais comment osez-vous ?
– Ouvrez donc les yeux jeune freluquet ! regardez ces documents et vous verrez bien !
Eh oui, la Daytona est bien « dérivée » de la BMC1800. Le profil « Kamm », les flancs délicatement incurvés, même les fameux phares sous bandeau de Perspex qui seront plus tard remplacés par des phares rétractables. Là encore, comparez avec le modèle qui l’a précédée, la 275GTB. Nous sommes réellement entrés dans une nouvelle ère de design, là où la 275 n’était qu’une évolution logique de la 250.
Parmi les autres modèles inspirés de plus ou moins près par les travaux de Fioravanti, on peut citer encore l’Alfa Romeo Alfasud de Giugiaro sortie en 1971, la Lancia Gamma de 1975 et oh, surprise, une Rover : la SD1. La nébuleuse British Leyland Motor Corporation est enfin revenue à la raison avec ce modèle sorti en 1976. Mais il est déjà tard, bien trop tard et les marques anglaises populaires vont toutes disparaître avec la chute de BLMC/Rover. Dommage, la SD1 avait indéniablement de l’allure et ses motorisations V8 étaient très performantes.
Des designers à l’origine du projet, le jeune Fioravanti eut une belle carrière puisqu’il deviendra directeur général de Pininfarina. On lui devra notamment les Ferrari Dino, Daytona, 308, 288 GTO et F40, excusez du peu… . Quant à Paolo Martin, sa carrière sera plus discrète mais il signera l’emblématique Ferrari Modulo de 1970 et aussi les Peugeot 104, Lancia Beta Monte Carlo ou Rolls Royce Camargue.
– Mouhahah ! je vous l’avais bien dit jeune homme, c’est une abomination ! la GS et la Daytona ont des gênes communs ! Mouhahaha !!
Tandis que des éclairs traversent à nouveau le ciel nocturne, je comprends qu’il est grand temps que je prenne congés du professeur. Ce vieux fou va finir par me convaincre et je pourrai lui ressembler. Je saute prestement dans le fiacre conduit de main de maître par ce brave Igor et je retourne dans des lieux plus civilisés. La prochaine étape du périple « du concept à la production » est encore à trouver, mais il est probable que j’aie encore des surprises… Mouhaha !
Crédits photo : sources diverses, “Magic” Kévin Goudin, Régis Krol